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Ce que veut dire « se sentir appartenir » (et pourquoi c’est plus complexe qu’on le croit)

J’ai beaucoup hésité à écrire ce billet. L’article que je viens de publier dans l’International Journal of Public Administration compte beaucoup pour moi, mais je sais d’avance qu’il ne sera pas facile à lire. Il est technique, dense, et n’est pas en accès libre. Pourtant, le sujet qu’il aborde est profondément humain, presque intime : qu’est-ce qui fait qu’on se sent appartenir à une société ?

Ce n’est pas une question de citoyenneté ni de papier. Pas non plus une question strictement identitaire. C’est une impression, un ressenti, une manière de se dire « je suis chez moi ici, je fais partie de cette société ». Or ce sentiment, souvent invoqué dans les discours politiques ou dans les conversations de tous les jours, est rarement mesuré de manière rigoureuse. On le présume, on l’évoque, mais on ne sait pas vraiment comment il se construit, ni pourquoi il diffère tant d’une personne à l’autre.

C’est ce vide que j’ai voulu combler. À partir d’une enquête nationale de Statistique Canada menée auprès de 36 000 personnes, j’ai construit un indice composite du sentiment d’appartenance. L’idée n’était pas de réduire cette notion à une note sur cent, mais plutôt de dégager les deux grandes dimensions qui la structurent : d’un côté, l’appartenance territoriale, celle qu’on éprouve pour un quartier, une ville, une province ; de l’autre, l’appartenance communautaire, celle qui nous relie à des groupes qui nous ressemblent, par la langue, la culture, la religion, l’origine.

Ces deux dimensions ne sont pas additives. Elles interagissent, s’enchevêtrent. On peut très bien se sentir en terrain familier dans son voisinage tout en se sentant exclu par la société globale. Ou à l’inverse, s’identifier à un pays sans se sentir le bienvenu dans sa rue. C’est là que la notion d’« espaces imbriqués d’appartenance » prend tout son sens. Ce que j’ai voulu proposer, c’est un modèle dynamique qui tient compte de ces croisements, de ces tensions parfois, entre les lieux, les groupes et les institutions.

Une fois cet indice construit, j’ai cherché à comprendre ce qui le détermine. J’ai exploré le rôle de la confiance dans les institutions publiques, de la perception de la discrimination, du niveau d’éducation, de l’usage des réseaux sociaux et du statut migratoire. À première vue, rien de très surprenant : les personnes qui font confiance à la police et au système de santé ont un sentiment d’appartenance plus élevé. Celles qui se sentent discriminées ont, à l’inverse, plus de mal à se sentir intégrées. Les réseaux sociaux, en particulier pour les personnes migrantes, jouent un rôle de soutien et d’ancrage. Mais certaines surprises sont apparues en cours de route. L’une d’elles concerne l’éducation. Au départ, les résultats semblaient montrer que les personnes ayant fait des études universitaires avaient un sentiment d’appartenance plus faible. C’était contre-intuitif. Plutôt que de me satisfaire de ce résultat, j’ai creusé davantage. En mobilisant une approche par variable instrumentale, j’ai pu montrer qu’un biais de sélection faussait les résultats. Une fois ce biais corrigé, l’effet de l’éducation devenait non seulement positif, mais significatif, en particulier chez les personnes appartenant à des minorités visibles. Ce que l’analyse brute n’avait pas vu, c’est que les personnes issues de groupes marginalisés ont plus de mal à accéder à l’université, et que ce parcours difficile masque temporairement les effets positifs de l’éducation sur le sentiment d’appartenance.

Autre surprise, peut-être plus attendue, mais tout aussi marquante : plus la discrimination est multiple, plus son impact est fort. Les personnes qui disent avoir été discriminées sur plusieurs plans, par exemple en raison de leur apparence, de leur orientation sexuelle, ou de leur handicap, ressentent une perte d’appartenance bien plus nette. J’ai donc intégré une approche intersectionnelle dans le modèle, et là encore, les effets sont éloquents.

Ce que ce travail met en lumière, c’est que le sentiment d’appartenance n’est pas un état, c’est un processus. Il se construit dans l’interaction entre notre vécu individuel, nos liens sociaux, et les institutions qui nous entourent. Il est influencé par la manière dont on est accueilli, protégé, reconnu. Il évolue avec le temps, avec les parcours, avec les événements collectifs. La pandémie de COVID-19, par exemple, a renforcé le rôle symbolique de certaines institutions, comme la police ou le système de santé, dans le rapport qu’on entretient à la société. Le modèle que je propose à la fin de l’article (un modèle des « espaces imbriqués d’appartenance ») n’est pas un cadre figé. Il ouvre la voie à de nouvelles recherches, mais il invite aussi à penser les politiques publiques autrement. Plutôt que de viser uniquement l’insertion ou l’intégration, il s’agit de créer des conditions dans lesquelles les gens peuvent se sentir reconnus, soutenus, valorisés, dans leur quartier, dans leur communauté, mais aussi dans leur relation aux institutions.

L’article est disponible en ligne sur le site du journal. Il est en anglais, et pas en libre accès, mais je peux transmettre la version auteur à toute personne intéressée.

→ Lire l’article sur Taylor & Francis

Je serais très curieux de lire vos réactions, de savoir si ces résultats résonnent avec vos propres expériences, vos pratiques, ou vos intuitions.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sebastien KEIFF (30 mai 2025). Ce que veut dire « se sentir appartenir » (et pourquoi c’est plus complexe qu’on le croit). Le blog du papa chercheur. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1417p


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