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À quel corps obéit l’administration ?

Il arrive qu’on oublie que l’action publique s’adresse à des corps. Derrière chaque procédure, chaque case à cocher, chaque rendez-vous obtenu ou manqué, il y a un corps qui attend, qui se présente, qui fatigue. Pourtant, l’administration, qu’elle soit d’ici ou d’ailleurs, semble entretenir une certaine pudeur, voire une cécité, vis-à-vis de la matérialité des existences qu’elle organise. On parle de bénéficiaires, d’usagers, de clients, d’agents ou de personnels, rarement de corps. Comme si les politiques publiques s’adressaient à des sujets abstraits, désincarnés, dotés de droits mais sans fatigue, sans douleurs, sans gêne ni chaleur.

Ce paradoxe d’organiser la vie collective tout en minimisant la présence des corps, traverse de nombreux domaines. Il se donne à voir dans les couloirs d’un bureau d’immigration, dans la tenue attendue d’un fonctionnaire, dans les cases invisibles des écrans Zoom, ou dans les codes vestimentaires imposés à l’école. Derrière ces normes, il y a souvent des attentes implicites : comment faut-il se présenter ? quels corps sont jugés acceptables, neutres, légitimes ? et qui décide, in fine, de ce qui se montre ou s’efface dans l’espace institutionnel ?

Prenons l’exemple des politiques d’immigration. Au Canada comme en Europe, l’accueil des personnes migrantes repose sur un enchaînement de procédures qui mobilisent très directement le corps. L’évaluation de l’état de santé est une étape incontournable : examens médicaux obligatoires, dépistages, vérification des vaccinations, prise de sange, d’urine, radio des poumons… On y entre parfois en famille, sous les néons d’un centre affilié à Immigration Canada, en déroulant son parcours à travers le prisme d’un formulaire. Cette objectivation sanitaire du corps, qui n’est pas propre au Québec, fait du corps migrant un enjeu de contrôle : il doit être vérifié, mesuré, parfois suspecté.

Mais l’évaluation ne s’arrête pas au biologique. Dans les entretiens d’asile, comme ceux observés par Dahlvik (2018) en Autriche ou Kobelinsky (2012) en France, les fonctionnaires développent des routines d’interprétation du comportement corporel. La posture, l’élocution, les réactions émotionnelles deviennent des indices, des éléments de preuve implicites. Il ne s’agit pas seulement de produire des documents, mais de « bien se tenir », de présenter un corps conforme à l’idée que l’administration se fait d’un demandeur sincère, digne, respectueux. Toute déviation (un regard jugé fuyant, un rire nerveux, un habit trop voyant ou trop discret) peut être interprétée comme un doute sur la crédibilité du récit. Dans ces dispositifs, le corps est donc à la fois convoqué, requis, et soumis à une attente implicite. Il ne suffit pas d’être là : il faut se montrer de la bonne manière. C’est une forme d’apprentissage discret du contrôle de soi, qui anticipe déjà les attentes futures en matière d’intégration. Un corps migrant « acceptable » est un corps visible sans excès, poli sans rigidité, expressif sans débordement. Ces normes, rarement énoncées clairement, orientent pourtant les décisions administratives : ce n’est pas seulement le dossier qui est jugé, c’est aussi celui ou celle qui le porte.

Dans la fonction publique aussi, les corps sont présents, mais rarement pensés comme tels. Bien sûr, il y a les absences pour maladie, les accidents de travail, les congés de maternité ou de santé mentale : autant de situations qui rappellent que les agents publics ne sont pas des fonctions désincarnées. Mais dans le quotidien du bureau, cette corporéité s’efface peu à peu. Les attentes professionnelles valorisent l’engagement, la présence, la disponibilité, mais rarement la fatigue, la douleur, l’émotion. On entre dans un service en laissant à l’entrée ce qui ne relève pas de la rationalité attendue.

Cela se manifeste d’abord par le regard porté sur l’apparence. Au Québec comme en France, il n’existe pas de code vestimentaire officiel dans la plupart des administrations (encore que, il y a des costumes dans la police, dans la santé…). Pourtant, des normes implicites circulent. Un agent bien habillé, c’est souvent un corps discret. Une tenue trop colorée, un maquillage trop appuyé, une coiffure « originale » peuvent susciter des remarques informelles. Non pas parce qu’elles contreviennent à un règlement, mais parce qu’elles « détonnent ». Il s’agit là d’un phénomène bien documenté en sociologie : le conformisme professionnel passe aussi par la tenue, qui incarne à sa manière une certaine idée de la neutralité (Goffman, 1959 ; Pillon, 2016). La présence physique elle-même devient parfois une performance. Badge à l’entrée, feuille de temps, disponibilité constante : être là ne signifie plus simplement « être au travail », mais aussi être visible, réactif, présentable. Dans certaines équipes, les agents racontent qu’ils ou elles hésitent à prendre une pause, à sortir marcher, à s’absenter quelques heures. Non pas par manque de droits, mais parce que cela pourrait donner une mauvaise image. La fatigue, l’essoufflement, la lassitude s’expriment peu, ou alors en privé, entre collègues complices. Le corps fatigué dérange : il introduit une forme de fragilité dans un univers qui préfère les tableaux de bord aux maux de tête. Cela ma fait penser à ce dessin de Marc Dubuisson :

Cette tension s’est déplacée dans le numérique avec l’essor du télétravail. Depuis la pandémie, les réunions en visioconférence se sont multipliées. On s’y connecte depuis une cuisine, un bureau improvisé, parfois une chambre. Et très vite, les corps ont disparu : caméras coupées, micros fermés, regards flous. On parle, on écoute, on vote, mais on ne se voit plus. Ce qui reste, c’est une voix, une fenêtre, un prénom. Le corps devient une silhouette périphérique, et ce retrait est souvent encouragé : par pudeur, par fatigue, par souci de ne pas s’imposer à l’écran.

Ce phénomène a été bien décrit par Milon (2021), qui observe que la visioconférence induit un « cadrage partiel du corps » et permet une gestion stratégique de ce que l’on montre. Dans ce contexte, l’administration continue à exiger la participation, mais sans plus accorder de place à la matérialité des situations vécues. On peut être malade, en surcharge mentale, ou même en deuil, sans que cela n’apparaisse à l’écran. La machine continue. Le corps, lui, n’a pas de case à cocher dans l’ordre du jour. Dans ces différents espaces, bureaux, réunions, interactions, on retrouve une forme de mise à distance progressive du corps. Ce n’est pas qu’il est nié : il est bien là, indispensable. Mais il est requis sans être pensé. Il est mobilisé sans être pris en compte. Ce paradoxe qui consiste à faire du corps une condition de travail sans jamais l’interroger, ouvre des pistes de réflexion sur la manière dont les institutions construisent une relation ambivalente à l’incarnation.

Les normes encadrant le corps ne s’expriment pas uniquement dans la sphère professionnelle. Elles traversent aussi les institutions éducatives, sanitaires ou judiciaires, en régulant ce qui peut être montré, exposé, ou au contraire dissimulé. Au Québec, comme ailleurs, l’école est souvent un lieu d’observation privilégié : on y apprend non seulement à lire ou à compter, mais aussi à se tenir. Les codes vestimentaires, les débats autour du port du voile ou des « vêtements inappropriés », les conflits sur la longueur des jupes ou l’usage des capuches témoignent d’une volonté de cadrer les apparences. Ces injonctions peuvent paraître anecdotiques, mais elles traduisent une représentation implicite du corps légitime : ni trop visible, ni trop sexualisé, ni trop marqué par une identité particulière. Le corps de l’élève, comme celui de l’enseignant·e, doit s’inscrire dans une certaine norme de neutralité. Cette neutralité, souvent invoquée au nom de la laïcité ou du bon fonctionnement de l’institution, n’est pourtant jamais neutre. Elle est située, historiquement construite, et parfois utilisée comme levier de mise à distance ou d’exclusion.

Le cas du naturisme permet de prolonger cette réflexion sur les régulations du corps dans l’espace public, en introduisant une tension intéressante entre visibilité, normalisation et institutionnalisation. À première vue, le naturisme pourrait apparaître comme un contrepoint radical à l’effacement des corps dans les institutions : ici, le corps est montré, affirmé, parfois revendiqué comme un outil d’égalité. Pourtant, cette nudité n’échappe pas au cadre juridique. En France, elle n’est tolérée qu’en des lieux strictement définis (plages autorisées, clubs déclarés, campings agréés) et reste ailleurs assimilée à un trouble à l’ordre public. Le corps nu n’est donc pas un droit généralisé, mais une exception réglementée. Comme le souligne Riondet (2019), le naturisme contemporain ne doit pas être confondu avec un simple exhibitionnisme ou un rejet des normes : il constitue une pratique encadrée, parfois ritualisée, qui « réintroduit une forme de civilité nue », encadrée par des règles précises de comportement.

Dans ces espaces autorisés, la nudité devient paradoxalement un costume comme un autre : elle est codée, encadrée, parfois surveillée. Le naturisme institutionnel reproduit, en miroir, certaines logiques de la bureaucratie : il y a des horaires, des règlements de bon voisinage, une étiquette corporelle (ne pas fixer, poser une serviette avant de s’asseoir), parfois même un cloisonnement des genres ou des générations. Cette régulation minutieuse tend à neutraliser la charge symbolique de la nudité, au point de la rendre presque administrative. Le corps peut alors être montré à condition de s’aligner sur un certain rapport « neutre » à la nudité : non sexualisé, non provocant, non revendicatif. Il s’agit donc moins d’un espace de libération absolue que d’un compromis entre présence visible et légitimité sociale. Ce que l’on tolère dans ces espaces, c’est un corps visible sous condition, à l’image de ce que l’administration demande dans d’autres registres : être présent, mais discret ; visible, mais conforme ; incarné, mais régulé. Ce détour par le naturisme nous rappelle que la gestion des corps dans l’espace public n’est jamais purement spontanée ou libératoire : elle passe toujours par un encadrement, un langage, une mise en forme. On ne se tient pas nu en société comme on se tient nu chez soi. Et cette distinction vaut aussi pour les corps habillés : tout n’est pas possible, tout n’est pas permis. L’institution, qu’elle soit publique, éducative, judiciaire ou sanitaire, encadre ce qui peut être montré, à quelles conditions, dans quels lieux.

En filigrane, ce sont donc des modèles corporels qui se dessinent. Ils ne sont jamais figés, mais ils orientent les comportements, structurent les attentes, influencent les relations. L’administration ne dicte pas explicitement à quel corps elle obéit, mais elle tend à favoriser certains corps, visibles sans excès, performants sans revendication, présents sans encombrer – au détriment d’autres, plus fragiles, plus visibles, plus revendicatifs.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le mot « corps » soit si souvent mobilisé dans le vocabulaire institutionnel. On parle de « corps professoral », de « corps de métier », de « corps diplomatique », voire de « corps constitués ». Cette polysémie n’est pas neutre : elle exprime une manière d’envisager les collectifs professionnels comme des entités organisées, dotées d’une cohérence, d’une identité, parfois d’un rang. Mais ce « corps » au sens administratif ou professionnel ne dit rien, ou si peu, des corps réels qui composent ces collectifs. Le glissement est frappant : on évoque des corps pour parler d’appartenance, de statut, d’autorité, sans jamais interroger la dimension matérielle, physique, charnelle des personnes qui les incarnent. Comme si l’usage métaphorique du mot « corps » suffisait à occulter la présence effective des corps vivants, avec leurs limites, leurs douleurs, leurs expressions. Ce dédoublement sémantique, entre corps abstrait et corps sensible, reflète une tension plus large dans nos institutions : celle de vouloir organiser la vie collective tout en tenant à distance les réalités incarnées qui la rendent possible.

Ce constat n’invite pas à rejeter en bloc les normes administratives, mais à en penser les effets. Quels corps sont rendus légitimes, et lesquels sont relégués, oubliés, voire empêchés d’agir ? Comment accueillir une pluralité de formes corporelles, sans les dissoudre dans des injonctions silencieuses à la conformité ? Ces questions ne concernent pas seulement les institutions : elles nous engagent, collectivement, à repenser les manières d’habiter nos rôles, nos fonctions, nos espaces communs. Et peut-être à reconnaître, dans le corps, non pas une gêne à réguler, mais une présence à prendre au sérieux.

Bibliographie

Bourdieu, P. (1979). La distinction : critique sociale du jugement. Paris : Les Éditions de Minuit.

Dahlvik, J. (2018). Inside Asylum Bureaucracy: Organizing Refugee Status Determination in Austria. Cham : Palgrave Macmillan.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard.

Goffman, E. (1959). The presentation of self in everyday life. Garden City, NY : Doubleday.

Kobelinsky, C. (2012). Des corps en attente. Le quotidien des demandeurs d’asile. Corps, 1(10), 183–192.

Milon, C. (2021). Ce(lles) que la visioconférence rend visible(s). Socio-anthropologie, (47), 179–195.

Pillon, T. (2016). De quelques traces du corps en sociologie du travail. Sociologie et sociétés, 48(1), 83–96.

Pillon, T., & Vatin, F. (2007). Traité de sociologie du travail (2e éd.). Toulouse : Octarès.

Riondet, X. (2019). Naturisme et nudité : une mise à nu du vivre-ensemble. In D. Lorenté & X. Riondet (Eds.), Quels naturismes ? quelles nudités ? (p. 7–20). Corps, Hors-série.

Riondet, X., & Andrieu, B. (2024). Matériaux pour s’intéresser à l’éducation naturiste des adultes. Recherches & Éducations, hors-série (à paraître).

Théviot, P. (2021). Entretien par visio : quels enjeux méthodologiques ? Socio-anthropologie, (47), 196–210.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sebastien KEIFF (12 mai 2025). À quel corps obéit l’administration ? Le blog du papa chercheur. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13wse


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