Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Gestion du changement dans un monde complexe : relever les défis « wicked » contemporains (8/8)

Au fil de cette série, nous avons exploré différentes facettes de la gestion du changement : les leviers d’action, les postures managériales, les conditions de réussite dans des organisations plutôt classiques. Pour conclure, il est temps de prendre un peu de distance et de replacer ces réflexions dans un cadre plus large, en nous penchant sur les défis systémiques contemporains – ces problèmes globaux aux causes imbriquées, aux effets croisés, et aux solutions incertaines. Qu’il s’agisse du changement climatique, de l’érosion de la biodiversité, du creusement des inégalités ou des crises démocratiques, ces enjeux relèvent d’une complexité sociale, institutionnelle et politique qui dépasse de loin les schémas d’action traditionnels. Les politistes anglo-saxons les qualifient de wicked problems, c’est-à-dire des problèmes « inextricables », sans définition partagée, ni solution simple ni optimale (Head, 2020 ; Xiang & Clarke, 2022). Ces défis se caractérisent donc par une grande complexité sociale et institutionnelle (de nombreux acteurs aux valeurs divergentes, des institutions multiples) et une forte incertitude scientifique. Par nature, un problème wicked n’a ni définition consensuelle ni réponse parfaite ; toute tentative de solution partielle peut engendrer de nouvelles difficultés ailleurs. Leur difficulté ne tient pas seulement à la technique, mais à la diversité des acteurs impliqués, à l’hétérogénéité des intérêts, à l’incertitude des connaissances et à la fragmentation des institutions. Toute tentative de réponse partielle risque d’engendrer des effets secondaires inattendus, voire d’aggraver la situation ailleurs dans le système. Dans ce contexte, conduire un changement profond et durable ne peut se limiter à un bon pilotage de projet : cela suppose une capacité collective à transformer des systèmes entiers, traversés de tensions, d’inerties et de points de bascule.

Source : https://www.businessillustrator.com/local-governments-wicked-problems/

Cette perspective nous engage alors à considérer la gestion du changement comme un exercice profondément systémique. Il ne s’agit plus seulement de faire évoluer un service ou une politique publique, mais d’inventer des trajectoires de transformation dans un monde instable, interconnecté, aux interdépendances multiples. La transition énergétique, l’adaptation climatique, la cohésion sociale ou la vitalité démocratique nécessitent des approches capables de naviguer dans l’incertitude, d’intégrer des savoirs pluriels, et de composer avec des conflits de valeurs inévitables. Ces problèmes « wicked » ne se laissent pas résoudre par une recette unique ou un modèle linéaire de changement. Ils appellent à la fois une meilleure compréhension de la complexité, pour éviter les simplifications dangereuses, et des cadres d’action concrets, qui permettent d’agir sans prétendre tout maîtriser. C’est dans cette perspective que s’inscrit ce dernier billet.

Nous chercherons ici à élever la réflexion sur le changement à l’échelle des grands enjeux systémiques. En mobilisant des travaux de recherche récents sur la gouvernance de la complexité et la transformation institutionnelle, en nous appuyant sur des exemples concrets mais réalistes, nous tenterons de proposer des repères pour penser autrement l’action collective. L’objectif n’est pas de produire un nouveau modèle miracle, mais d’offrir des outils pour naviguer sur un terrain mouvant, où les frontières entre social, écologique, économique et politique sont de plus en plus floues. Car dans un monde où tout est lié – climat et justice sociale, technologie et gouvernance, emploi et transition écologique – il devient urgent de repenser la manière dont nous transformons nos institutions, nos systèmes, et nos manières de décider ensemble.

Des problèmes complexes sans solution simple

Plusieurs recherches récentes rappellent que la « wickedness » n’est pas un accident mais la manifestation normale de systèmes saturés d’acteurs, d’incertitudes et de rivalités (Cabrera & Cabrera, 2024). dans la transition climatique, par exemple, l’anticipation des impacts socio‑économiques explique l’inertie d’États très dépendants des énergies fossiles, alors même que la science établit clairement l’urgence (O’Brien, 2018 ; Hickel et al., 2022). selon Chaffin et Gunderson (2022), ces blocages traduisent l’inscription de chaque système dans un cycle adaptatif : phase d’exploitation, de conservation, puis, après une crise, de libération et de réorganisation. tant que la phase de conservation n’atteint pas un seuil critique, les acteurs en place protègent la stabilité acquise. l’analyse des territoires charbonniers allemands entre 1950 et 2018 illustre ce mécanisme : la fermeture des mines n’a été négociée qu’au moment précis où les coûts économiques, environnementaux et symboliques du statu quo ont convergé (Oei et al., 2020). en d’autres termes, pas de changement systémique sans pression combinée sur la légitimité, la rentabilité et la viabilité d’un régime.

Ainsi, les problèmes comme le dérèglement climatique ou les inégalités systémiques sont souvent qualifiés de “wicked”. Contrairement à un problème technique bien délimité, un problème wicked implique une toile de causes et d’effets difficile à démêler. Par exemple, le changement climatique n’est pas qu’un enjeu environnemental : il touche à l’économie, à la géopolitique, aux modes de vie, et exacerbe des injustices sociales. Ses causes et impacts se distribuent inégalement entre pays et populations, rendant toute action globalement concertée extrêmement délicate. Ces défis sont aussi marqués par la pluralité des intérêts et des valeurs en jeu – acteurs économiques, citoyens, gouvernements, ONG ont des priorités différentes – et par une fragmentation des savoirs (scientifiques, locaux, autochtones). On comprend dès lors qu’il n’existe pas de solution miracle : toute mesure bénéfique sur un aspect peut s’avérer insuffisante, ou créer des effets indésirables sur un autre aspect du système.

Un trait frappant de ces problèmes complexes est la difficulté à forger un consensus sur la nature même du problème et sur les objectifs à atteindre. Si les parties prenantes ne s’entendent pas sur « que faut-il changer, et vers quoi ? », il est presque impossible d’avancer. Les chercheurs soulignent ainsi que l’absence de reconnaissance partagée du problème est souvent le premier obstacle à la transformation et peut rendre la situation carrément « inextricable ». À l’inverse, parvenir à élaborer une vision commune d’un futur souhaitable et des chemins pour y parvenir peut ouvrir une « fenêtre d’opportunité » propice au changement. Sans cette base, chacun risque de tirer dans des directions opposées – un scénario malheureusement fréquent. Pensons, par exemple, au débat autour de la transition agricole en Suisse : en 2021, un référendum proposant d’interdire les pesticides de synthèse a été combattu vigoureusement par une partie du monde agricole, qui y voyait une menace existentielle pour la survie des exploitations et l’identité paysanne. Ici, protéger l’environnement semblait en contradiction avec préserver des emplois et un mode de vie, illustrant le classique dilemme « emplois vs environnement ». Tant qu’une compréhension mutuelle n’est pas trouvée sur la manière de concilier ces impératifs, le changement reste bloqué.

Autre caractéristique de ces enjeux : ils évoluent à multiple échelles de temps et d’espace, souvent en décalage avec nos structures de décision. Les institutions publiques sont le plus souvent nationales ou locales, alors que les problèmes (climat, pandémies, finance, cybersécurité…) ont une dimension globale. Ce décalage d’échelle complique la gouvernance. Par exemple, la nécessité de décarboner l’économie mondiale illustre bien cette tension : malgré l’urgence climatique, certaines grandes puissances ont longtemps refusé toute contrainte sur leurs émissions, arguant de leur droit au développement, ce qui a freiné les efforts collectifs initiés par les accords internationaux. Le résultat, on le sait, c’est une action climatique encore insuffisante et des inerties puissantes du système actuel. Les intérêts économiques établis, les rapports de pouvoir et les conflits de visions génèrent une résistance au changement d’autant plus forte que les transformations requises sont profondes. Comme l’expliquent Sediri et ses collègues (2020), plus un projet de transformation cumule une forte complexité technique, des incertitudes sur les résultats, des conflits d’acteurs et des décalages d’échelle (entre le niveau du problème et le niveau d’action), plus il a de chances de tourner au wicked problem et de se heurter à des blocages.

Face à ces constats, comment agir ? La gestion classique de projet ou le leadership traditionnel atteignent leurs limites. On ne « résout » pas un problème systémique avec une solution toute faite ; on compose avec sur le long terme, en apprenant en continu et en ajustant le cap. Les chercheurs en politiques publiques parlent d’approches « post-normales » : il ne suffit plus de s’en remettre aux seuls experts disciplinaires, il faut intégrer une pluralité de savoirs et d’acteurs pour naviguer dans l’incertitude. Dit autrement, aborder un problème complexe requiert de faire travailler ensemble scientifiques, décideurs, acteurs de terrain et citoyens dans une démarche de co-construction des solutions. Cela implique de nouvelles manières de gouverner le changement.

Quels leviers pour transformer nos systèmes ?

Source : https://www.businessillustrator.com/local-governments-wicked-problems/

Pour qu’une transformation systémiques aboutisse, plusieurs leviers complémentaires peuvent être mobilisés.

On peut en premier lieu distinguer trois dimensions interdépendantes du changement, que la chercheuse Karen O’Brien décrit comme les trois sphères de la transformation : la sphère pratique, la sphère politique et la sphère personnelle. La sphère pratique, c’est celle des comportements individuels, des solutions techniques et des mesures concrètes sur le terrain. La sphère politique renvoie aux structures, aux institutions et aux règles qui encadrent ces actions (lois, politiques publiques, modèles économiques, infrastructures). Enfin, la sphère personnelle concerne les valeurs, croyances, perceptions et l’imaginaire collectif – tout ce qui influence notre façon d’appréhender le monde et d’accepter le changement. Agir en profondeur nécessite d’intervenir dans ces trois sphères à la fois : il faut des innovations concrètes, soutenues par des réformes institutionnelles, elles-mêmes rendues possibles par une évolution des mentalités et des cultures. Par exemple, adopter de nouvelles technologies « vertes » ou de nouvelles pratiques (sphère pratique) sera insuffisant si les politiques économiques subventionnent toujours l’ancien modèle (sphère politique) ou si les représentations sociales n’évoluent pas (sphère personnelle). Inversement, changer les lois ou les structures sans embarquer les acteurs de terrain et sans susciter d’adhésion populaire a peu de chances de réussir durablement.

Un deuxième levier clé est l’inclusion et la coopération des acteurs. Puisque, nous l’avons vu, la pluralité d’intérêts est au cœur des problèmes complexes, la transformation exige de construire des alliances larges et de faire dialoguer des parties prenantes hétérogènes. Cela signifie ouvrir les processus de changement au-delà du seul cercle des dirigeants : impliquer les communautés locales, les employés, les usagers, les ONG, les experts de divers domaines… En un mot, pratiquer une gouvernance participative et délibérative. Des expériences récentes montrent qu’en dépit des divergences initiales, de tels processus peuvent aboutir à des compromis robustes et innovants. Par exemple, les assemblées citoyennes tirées au sort commencent à démontrer leur potentiel pour dépasser les clivages partisans sur des sujets complexes. La Convention Citoyenne pour le Climat organisée en France en 2019 en est un emblème : 150 citoyens représentatifs de la société ont été chargés de proposer des mesures « justes et efficaces » pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. En l’espace de quelques mois, grâce à un important travail d’information, de délibération et d’écoute mutuelle, ces citoyens sont parvenus à un consensus ambitieux sur 149 propositions couvrant de multiples domaines (transport, logement, agriculture…). L’expérience a prouvé qu’avec le temps et le cadre adéquat, des personnes aux opinions très variées peuvent s’accorder sur des changements audacieux – et surtout socialement acceptables. Certes, le processus n’est pas une panacée : dans le cas de la Convention climat, si le groupe de citoyens a voté ses recommandations à une écrasante majorité, le relais politique a été en demi-teinte et le grand public est resté en retrait, si bien que l’impact final a déçu les attentes. Néanmoins, cette démocratie délibérative inédite a ouvert des pistes sur la façon d’associer la société civile à la définition de transformations complexes, en combinant expertise et débat collectif.

Un troisième levier est la prise en compte des enjeux de justice sociale dès la conception du changement. Dans un monde déjà inégalitaire, toute transformation majeure risque fort d’engendrer des gagnants et des perdants. Or, si les coûts du changement pèsent principalement sur certains groupes (travailleurs licenciés, consommateurs précaires, territoires délaissés), le projet rencontrera à juste titre une opposition légitime. Intégrer la justice sociale au cœur des transitions n’est donc pas qu’une question éthique, c’est une condition pratique de succès. C’est tout le sens du concept de « transition juste » (just transition), développé dès les années 1970 par des syndicats ouvriers et remis au goût du jour face à la crise climatique. Le principe est simple : pas de transition écologique réussie sans justice sociale. Si l’on ignore cet aspect, on reproduira ou aggravera les inégalités existantes, et l’on fera face à des résistances acharnées qui peuvent bloquer le processus indéfiniment. Autrement dit, climat et justice avancent ou échouent ensemble. Concrètement, adopter une approche de transition juste signifie par exemple prévoir des mesures d’accompagnement pour les travailleurs et régions affectés par la fermeture d’industries polluantes, veiller à une répartition équitable des coûts (via des aides, subventions, fonds de compensation), inclure dans la décision les populations les plus vulnérables (justice procédurale), et reconnaître la diversité des points de vue et savoirs (justice de reconnaissance). De telles mesures visent à ce que chacun se sente partie prenante du changement au lieu de le subir.

Enfin, transformer un système complexe suppose une capacité d’apprentissage et d’adaptation permanente. Les trajectoires ne peuvent pas être planifiées de bout en bout à l’avance. Il faut souvent expérimenter à petite échelle, évaluer, ajuster, puis élargir progressivement les solutions qui fonctionnent (pilotage adaptatif). Cette approche itérative s’accommode mal de la rigidité des institutions traditionnelles. Elle nécessite des organisations plus agiles, prêtes à innover, et des mécanismes de suivi-évaluation réactifs. Par exemple, au lieu de déployer uniformément une réforme incertaine, on pourra lancer des projets pilotes dans différentes régions, comparer les résultats, et adapter la réforme en conséquence avant généralisation. Cette culture de l’expérimentation va de pair avec une gouvernance plus distribuée : donner de la marge de manœuvre à l’échelle locale (où l’on est souvent plus à même de trouver des solutions sur mesure), tout en assurant une coordination globale pour partager les apprentissages et éviter de diluer l’effort. Ici encore, l’articulation verticale (multi-niveaux) est cruciale : chaque niveau – du local au mondial – a un rôle dans la transformation, pour peu qu’il y ait cohérence et coopération entre ces niveaux. L’exemple du climat montre bien l’importance d’agir à tous les étages : les villes, les entreprises, les États, les organisations internationales, chacun doit innover dans son champ tout en s’inscrivant dans un cadre commun (accords internationaux, objectifs partagés) pour que les efforts se renforcent mutuellement. Un mode de gouvernance dit polycentrique, où de multiples centres d’initiative travaillent dans le même sens, pourrait mieux convenir qu’un pilotage strictement centralisé ou totalement morcelé.

Source : https://clinicalscholarsnli.org/blog/wicked-problem-cohort-2020/

Diagnostiquer avant d’agir : cynefin et la perspective multi‑niveaux

Pour éviter de traiter un défi complexe comme un simple « problème technique », Snowden et Boone (2021) proposent le cadre cynefin. Il distingue quatre domaines : simple, compliqué, complexe, chaotique. Dans le domaine simple, la relation cause‑effet est claire ; dans le domaine complexe, elle n’apparaît qu’après coup, et l’action pertinente consiste à « sonder » le système par petites expérimentations, apprendre, ajuster. Cette logique d’itération se reflète dans la gestion adaptative des politiques climatiques (Patterson et al., 2024), où l’on multiplie les projets pilotes avant une montée en charge nationale. Prise au sérieux, la matrice cynefin oblige un collectif à nommer le degré d’incertitude plutôt que de sombrer dans le débat stérile entre « experts » et « profanes ».

Une fois le diagnostic posé, il devient possible de raisonner en termes de trajectoires de transition. Le modèle Multi‑Level Perspective (Geels & Sorrell, 2022) articule trois échelles : la niche (lieu d’expérimentation), le régime (pratiques dominantes, règles, infrastructures) et le paysage (tendances lourdes, géopolitique, normes culturelles). La convention citoyenne pour le climat française en 2019‑2020 fonctionne ainsi comme une niche démocratique : elle teste un nouveau mode de délibération, susceptible d’influencer – si elle perdure – le régime parlementaire (Bessette, 2023). Inversement, quand le paysage change brutalement – crise sanitaire, choc énergétique – il ouvre des fenêtres pour accélérer la diffusion de solutions déjà au point (Lynes & Carnwath, 2023). Identifier où se situe une innovation aide donc à calibrer les efforts et à éviter deux écueils : la fascination pour des prototypes condamnés à rester marginaux, ou la croyance qu’un grand plan national suffira à faire bouger des routines profondément enracinées.

Construire des trajectoires : la méthode des trois horizons

Pensons maintenant à la méthode des trois horizons (Sharpe et al., 2024). Horizon 1 désigne les pratiques actuelles dominantes, horizon 3 la vision à long terme, horizon 2 la zone d’émergence où se croisent expérimentations et conflits. Dans un atelier conduit récemment auprès d’une régie de transport québécoise, les participants ont placé le bus électrique local en horizon 2 : la technologie est prête, mais les modèles économiques, la maintenance et la formation des équipes restent incertains. Travailler sur horizon 2 consiste à clarifier les preuves de faisabilité et à négocier les arbitrages budgétaires, pendant que le service continue (horizon 1) et que la région fixe sa cible de neutralité carbone pour 2040 (horizon 3). Ce découpage temporel rassure les décideurs : il montre que l’action stratégique n’est pas une rupture unique mais un enchaînement de pas mesurables.

Gouverner la transformation : de la résilience à la justice

Les chercheuses de la « transformative governance » (Patterson et al., 2024) insistent sur quatre mécanismes : articulation d’une vision partagée, alignement multi‑niveaux, expérimentation protégée, apprentissage continu. La commission allemande sur le charbon réunit ces ingrédients : mandat clair, coalitions croisées, calendrier long, milliards d’euros investis dans la reconversion des bassins miniers. L’accord final de 2019, validé par 27 membres sur 28, doit beaucoup à la présence des syndicats et des autorités régionales à la même table que les ONG et les énergéticiens (Brauers et al., 2020). Ce cas rappelle qu’aucune transition ne tient si elle sacrifie frontalement des groupes entiers. C’est l’objet du concept de transition juste (Cha et al., 2023). Une étude mondiale recense trois leviers incontournables : sécuriser les revenus (indemnités, nouveaux emplois), investir dans la formation et renforcer la participation des travailleurs aux décisions. Manque l’un de ces leviers, et l’opposition surgit, rallongeant les délais ou vidant la réforme de substance.

Par ailleurs, la justice sociale n’est pas seulement redistributive ; elle est aussi procédurale. La convention citoyenne l’a montré : quand des citoyens ordinaires disposent d’un temps réel d’apprentissage et de délibération, ils peuvent formuler des mesures ambitieuses, mais la suite politique dépend d’un engagement clair des pouvoirs publics (Bessette, 2023). Plusieurs pays testent aujourd’hui des assemblées similaires sur la biodiversité ou l’intelligence artificielle, cherchant ainsi à institutionnaliser l’expérimentation délibérative afin que l’innovation démocratique ne reste pas un incident.

Pratiquer la complexité dans les organisations

Que faire, alors, pour une administration, une entreprise publique ou une ONG ? Première étape : poser le diagnostic cynefin sur chaque enjeu stratégique, afin de différencier les questions d’optimisation (simple), d’ingénierie (compliqué) ou de co‑création (complexe). Deuxième étape : cartographier le système via la MLP, repérer les niches internes (projets pilotes, laboratoires d’innovation) et leurs points d’appui externes (subventions, partenariats, réglementation). Troisième étape : scénariser trois horizons et assigner des équipes à l’horizon 2 : elles forment le « pont » entre le présent et le futur, chargées de prototyper, mesurer, convaincre. Chaque cycle trimestriel devient un moment d’apprentissage organisationnel, où l’on ajuste la feuille de route en fonction des retours terrain, des données d’impact et des feedbacks citoyens. Enfin, une gouvernance polycentrique – réseau d’instances locales, nationales et sectorielles – offre la redondance fonctionnelle nécessaire pour absorber les chocs (Walker & Day, 2021).

Un exemple concret de transformation épineuse

Après ce tour d’horizon théorique, examinons un exemple concret où des acteurs tentent de gérer un changement systémique en tenant compte de cette complexité.

Vers une transition énergétique juste : l’abandon du charbon en Allemagne

L’un des défis les plus épineux de la transition écologique est la sortie des énergies fossiles, en particulier du charbon, très émetteur de CO₂ mais encore pourvoyeur d’emplois et d’électricité dans de nombreuses régions. L’Allemagne, pays fortement dépendant du charbon pendant des décennies, a entrepris de relever ce défi en associant concertation inclusive et mesures compensatoires ambitieuses. En 2018, le gouvernement a mis en place une Commission multipartite baptisée « Croissance, changement structurel et emploi » (officiellement pour ne pas la limiter au seul climat). Cette commission a réuni autour de la table des représentants des industriels, des syndicats, des ONG environnementales, des collectivités locales des régions minières, des scientifiques et des parlementaires. Après plus de six mois de délibérations intensives, tous ces acteurs sont parvenus en 2019 à un accord historique : l’Allemagne cessera complètement la production d’électricité à partir du charbon d’ici 2038 (voire 2035 si possible), et un plan détaillé a été élaboré pour gérer cette transition. Cet accord prévoit non seulement un calendrier de fermeture progressive des centrales et mines de charbon, mais aussi un soutien massif (40 milliards d’euros sur 20 ans) pour aider les régions minières à se reconvertir économiquement et socialement. Par exemple, des investissements sont planifiés pour développer de nouvelles industries durables, améliorer les infrastructures, financer la formation et la création d’emplois alternatifs dans ces territoires.

Ce cas illustre plusieurs points clés évoqués plus haut. D’abord, l’importance d’une gouvernance collaborative : sans le dialogue approfondi entre parties prenantes aux intérêts au départ divergents, il aurait été impossible de trouver un compromis acceptable. Ici chacun a pu exprimer ses craintes et ses besoins (sécurité énergétique, compétitivité économique, protection de l’environnement, avenir des travailleurs…), ce qui a permis de négocier des solutions pour y répondre dans la mesure du possible. Le fait que 27 des 28 membres de la commission aient voté en faveur du plan final montre l’ampleur du consensus construit, fruit d’un véritable processus de co-construction. Ensuite, l’accord allemand intègre pleinement la notion de transition juste : il ne s’agit pas seulement de fermer des mines pour le climat, il s’agit aussi de garantir un avenir aux communautés locales qui vivaient du charbon. Cette anticipation des impacts sociaux (via l’allocation de ressources financières et la planification du changement structurel) est déterminante pour rendre le changement politiquement et humainement soutenable. Enfin, l’exemple souligne la nécessité d’une vision de long terme et d’une flexibilité : 2038 peut sembler loin, mais donner du temps à la transition était une condition pour qu’elle soit réalisable sans « casse sociale ». Des points d’étape sont prévus pour éventuellement accélérer le calendrier si possible, montrant une approche adaptable plutôt qu’un plan figé. Bien sûr, tout n’est pas parfait – certains acteurs, comme les habitants de villages menacés par l’extension des mines, ou des ONG qui jugeaient la sortie trop lente, ont exprimé des réserves. Néanmoins, ce cas reste un exemple inspirant de gouvernance démocratique face à un problème complexe : le climat et l’emploi. Il démontre que même un enjeu « wicked » peut être apprivoisé à force de dialogue, de compromis créatif et d’engagement de l’État aux côtés des acteurs locaux.

Conclusion : apprendre à transformer dans l’incertitude

Gérer le changement dans un monde incertain et interconnecté est sans doute l’un des plus grands défis de notre époque. Comme nous l’avons vu, les problèmes « wicked » ne se laisseront pas apprivoiser par des approches simplistes ou purement technocratiques. Ils exigent au contraire des stratégies globales, articulant les dimensions techniques, institutionnelles et humaines du changement. Ils demandent aussi une bonne dose d’humilité : accepter qu’on ne maîtrise pas tout, qu’on doit expérimenter, se tromper parfois, et corriger le tir en chemin. En ce sens, une culture de l’apprentissage collectif est à promouvoir, plutôt qu’une obsession du contrôle absolu.

Les exemples contemporains – qu’il s’agisse de repenser un modèle énergétique national ou d’inventer de nouveaux espaces démocratiques – montrent qu’il est possible de progresser, à condition de créer les conditions du dialogue, de l’équité et de la vision partagée. L’intégration de la justice sociale n’est plus une option, mais un prérequis pour avancer dans un monde fragmenté. De même, l’innovation institutionnelle et la participation citoyenne apparaissent comme des leviers puissants pour rétablir la confiance et imaginer des solutions inédites.

Bien sûr, de nombreuses questions restent ouvertes. Comment généraliser ces approches à plus grande échelle, et de manière pérenne ? Comment transformer nos institutions pour qu’elles deviennent plus agiles, interconnectées et transparentes, sans pour autant perdre en efficacité ni en responsabilité démocratique ? Comment former les dirigeants et les citoyens à penser de façon systémique, à sortir des silos disciplinaires et des raisonnements de court terme ? Comment financer ces transitions sans creuser d’autres inégalités, et comment mesurer le progrès autrement qu’avec les indicateurs traditionnels qui ignorent l’essentiel (bien-être humain, santé des écosystèmes, résilience) ? Autant de chantiers de réflexion et d’action pour les années à venir.

En conclusion, la gestion du changement à l’ère des enjeux systémiques implique de changer aussi notre façon de concevoir le changement. Il s’agit moins d’appliquer des recettes que de bâtir des processus collectifs, évolutifs et inclusifs. Dans un monde aux interdépendances complexes, aucun acteur n’a la solution à lui seul, mais chacun détient une partie du puzzle. La transformation réussira si nous parvenons à mettre en commun nos connaissances, nos ressources et nos volontés, en prenant appui sur des valeurs de justice et de solidarité. Ce dernier billet ne marque pas la fin de la réflexion, bien au contraire : c’est une invitation à poursuivre l’exploration de ces pistes, à innover, à oser de nouvelles alliances. Car en définitive, gérer le changement dans un monde incertain, c’est apprendre ensemble à changer le monde – pas à pas, avec lucidité et détermination, pour construire un futur durable et désirable malgré les obstacles.

Références :

  • Bessette, D. L. (2023). Deliberative democracy in climate governance: Lessons from the French Citizens’ Convention for Climate. Climate Policy, 23(8), 1092–1108. 
  • Brauers, H., Oei, P.-Y., & Walk, P. (2020). The German coal conundrum: Phase‑out policy options to break the lock‑in of incumbent coal industry. Energy Research & Social Science, 69, 101642. 
  • Cabrera, D., & Cabrera, L. (2024). systems thinking for wicked problems: a competency approach. Systems Research and Behavioral Science, 41(2), 150‑164.
  • Cha, J. M., Moulton, A. D., & Hult, E. (2023). Pathways toward a just transition: A global review of policy mechanisms. Energy Research & Social Science, 101, 103095. 
  • Chaffin, B. C., & Gunderson, L. H. (2022). transformative adaptation to climate change: integrating resilience and panarchy. Ecology and Society, 27(1), 30.
  • Geels, F. W., & Sorrell, S. (2022). socio‑technical transitions: a review of research and policy. Annual Review of Environment and Resources, 47, 1‑31.
  • Head, B. W. (2020). Wicked problems in public policy. Public Policy and Administration, 35(2), 199–218. 
  • Hickel, J., O’Neill, D. W., Fanning, A. L., & Zoomkawala, H. (2022). National responsibility for ecological breakdown: A fair‑shares assessment of resource use, 1970–2017. The Lancet Planetary Health, 6(4), e342–e349. 
  • Landemore, H. (2020). Open democracy: Reinventing popular rule for the twenty‑first century. Princeton University Press.
  • McIvor, L., & Willems, T. (2024). managing cross‑departmental complexity in public organisations. Public Money & Management, 44(2), 85‑93.
  • Lynes, M., & Carnwath, R. (2023). Polycentric climate governance: The rise of subnational climate leadership. Annual Review of Environment and Resources, 48, 421–447. 
  • O’Brien, K. (2018). Is the 1.5 °C target possible? Exploring the possibilities of a transformative approach. Current Opinion in Environmental Sustainability, 31, 153–160. 
  • Oei, P.-Y., Brauers, H., & Herpich, P. (2020). Lessons from Germany’s hard‑coal mining phase‑out: Policies and transition from 1950 to 2018. Climate Policy, 20(8), 963–979. 
  • Patterson, J. J., Wyborn, C., Westman, L., & Keenan, R. J. (2024). principles for transformative climate governance. Environmental Research: Governance and Policy, 4(1), 150‑168.
  • Sediri, M., Boughzala, Y., & Alkhateeb, F. (2020). Managing complexity in sustainable development: A wicked‑problem perspective. Journal of Cleaner Production, 277, 123262.
  • Sharpe, B., Hodgson, A., Leicester, G., Lyon, A., & Fazey, I. (2024). three horizons of transformation. Ecology and Society, 29(2), 
  • Snowden, D. J., & Boone, M. E. (2021). a leader’s framework for decision making revisited. MIT Sloan Management Review, 63(1), 79‑86.
  • Walker, G., & Day, R. (2021). Cultural and political dimensions of energy justice: Interdisciplinary insights for a just transition. Energy Research & Social Science, 79, 102194.
  • Xiang, W.-N., & Clarke, K. C. (2022). Toward a systemic framework for wickedness and complexity: Observations from climate adaptation planning. Environment and Planning B: Urban Analytics and City Science, 49(5), 1513–1527. 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sebastien KEIFF (4 mai 2025). Gestion du changement dans un monde complexe : relever les défis « wicked » contemporains (8/8). Le blog du papa chercheur. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13v1y


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.