La maîtrise d’ouvrage citoyenne : repenser l’administration à l’épreuve du terrain (étude de cas sur les Cours du Foyer St Louis à Strasbourg)

Lors d’un échange récent avec Marc Hoffsess, adjoint à la maire de Strasbourg, référent des quartiers Robertsau – Wacken, en charge de la transformation écologique du territoire, j’ai découvert une initiative qui m’a d’abord laissé sceptique : la maîtrise d’ouvrage citoyenne (MOC). L’expression, en elle-même, m’interrogeait. Dans la logique administrative traditionnelle, la maîtrise d’ouvrage relève soit de la puissance publique, soit d’un acteur privé mandaté. Alors, qu’impliquait réellement cette idée de maîtrise d’ouvrage citoyenne ? Était-ce une délégation implicite du rôle de la puissance publique ? Une mise en concurrence des légitimités entre citoyens et institutions ? Une utopie séduisante, mais fragile ?
Ce jour-là, mes réserves s’inscrivaient davantage dans une réflexion sur les rôles et les légitimités des acteurs dans la décision publique. J’ai toujours défendu l’ouverture des processus décisionnels à une plus grande diversité d’acteurs, d’opinions et d’expertises, mais sans perdre de vue les responsabilités différenciées qui fondent l’équilibre démocratique. Face à ce concept, mon premier réflexe a été d’interroger ses implications : comment garantir l’intérêt général lorsque la maîtrise d’ouvrage échappe aux circuits institutionnels classiques ?
Marc Hoffsess a alors fait ce que peu d’élus prennent le temps de faire : plutôt que de me répondre avec des arguments abstraits, il m’a proposé d’aller voir sur le terrain. Il m’a emmené visiter les foyers du Cours Saint-Louis, dans le quartier de la Robertsau, un espace géré en maîtrise d’ouvrage citoyenne. Là, j’ai pu échanger avec les citoyens impliqués, comprendre leur démarche, voir les réalisations concrètes et percevoir ce que cette forme d’engagement collectif impliquait réellement.
Et je dois le reconnaître : cette visite a changé ma perspective.
Au-delà des débats théoriques, j’ai constaté une dynamique bien plus riche qu’un simple transfert de responsabilité vers les citoyens. La maîtrise d’ouvrage citoyenne ne se limite pas à une gestion alternative d’un projet urbain ; elle ouvre des questionnements plus larges sur la recomposition des légitimités dans l’action publique. Qui décide, qui porte la responsabilité, qui arbitre les conflits d’usage, et comment l’administration publique doit-elle se positionner face à ces initiatives ?
Dans ce billet, je propose de revenir sur cette expérience et d’explorer plus en profondeur ce que recouvre cette notion de maîtrise d’ouvrage citoyenne. Après avoir clarifié ses contours et analysé l’exemple des foyers du Cours Saint-Louis, nous verrons en quoi elle bouscule les cadres traditionnels de la décision publique et ouvre de nouvelles perspectives pour la gouvernance locale.
Comprendre la maîtrise d’ouvrage citoyenne : une définition en construction

Origines et définitions possibles
La notion de maîtrise d’ouvrage citoyenne (MOC) reste encore peu théorisée dans la littérature académique, mais elle s’inscrit dans une série de dynamiques plus largement étudiées : la coproduction des services publics (Ostrom, 1996), la gouvernance collaborative (Ansell & Gash, 2008), ou encore la démocratie participative appliquée à l’urbanisme et aux politiques publiques (Baiocchi & Ganuza, 2017).
La maîtrise d’ouvrage classique : un cadre normé de responsabilité
Traditionnellement, la maîtrise d’ouvrage désigne l’entité responsable de la conduite d’un projet : elle définit les besoins, fixe les objectifs, mobilise les financements et veille à la bonne exécution. Dans le cadre institutionnel, elle relève généralement :
- Du secteur public : l’État ou les collectivités locales pilotent des infrastructures et des équipements collectifs (Ponts, 2018).
- Du secteur privé : entreprises ou associations peuvent être mandatées pour assurer la gestion d’un projet spécifique.
- De partenariats public-privé (PPP) : où les responsabilités sont partagées entre acteurs publics et privés, selon des modalités contractuelles précises (Lascoumes & Le Galès, 2004).
Dans ce schéma, le citoyen reste souvent un usager consulté, mais rarement un acteur décisionnaire dans la mise en œuvre du projet.
La maîtrise d’ouvrage citoyenne : un modèle alternatif en émergence
À l’inverse, la maîtrise d’ouvrage citoyenne repose sur un renversement de la logique institutionnelle :
- Les projets sont initiés, portés et gérés directement par des collectifs de citoyens.
- La collectivité peut jouer un rôle de facilitateur, de soutien financier ou logistique, mais sans garder la maîtrise du projet.
- Les citoyens deviennent responsables de l’ensemble du cycle de vie du projet : définition des besoins, montage financier, gouvernance et maintenance (Bherer et al., 2016).
Ce modèle se distingue d’autres formes d’implication citoyenne dans l’action publique :
- Autogestion (self-management) : où les citoyens prennent en charge l’intégralité de la gestion sans lien formel avec la puissance publique (Cornwall, 2008).
- Co-construction : où les décisions sont prises conjointement entre citoyens et institutions, mais où la maîtrise d’ouvrage reste publique (Fung, 2006).
- Délégation de compétence (outsourcing to civil society) : où l’administration confie des missions spécifiques à des collectifs citoyens tout en conservant une tutelle réglementaire (Sintomer, 2007).
Ainsi, la MOC introduit un glissement dans la répartition des rôles entre administration et société civile : d’une logique descendante (top-down), où l’État contrôle les processus, vers une dynamique plus horizontale, où les citoyens deviennent les moteurs du changement.
Exemples et inspirations
Habitat et aménagement urbain : les coopératives d’habitation et les fiducies foncières communautaires
Les coopératives d’habitation québécoises offrent un modèle de gouvernance où les résidents sont à la fois gestionnaires et bénéficiaires du logement. Contrairement aux logements sociaux administrés par des organismes publics, ces coopératives reposent sur une gestion collective des habitants, qui prennent en charge l’entretien, les finances et la prise de décision. Ce modèle, qui repose sur l’autogestion citoyenne, s’apparente à une forme de maîtrise d’ouvrage citoyenne dans la mesure où les membres ne se contentent pas d’habiter un lieu, mais en assurent la gouvernance et le développement à long terme.
Dans une logique proche, certaines villes québécoises commencent à expérimenter des fiducies foncières communautaires, inspirées des Community Land Trusts américains. À Montréal, la fiducie du CLT Milton Parc constitue un exemple emblématique. Né d’une lutte citoyenne dans les années 1970 contre la destruction de logements historiques au profit d’un projet immobilier privé, ce modèle repose sur la gestion collective du foncier, permettant aux habitants de préserver le caractère social et coopératif des logements sans être soumis à la spéculation immobilière.
Espaces collectifs et autogestion : les écocentres et initiatives de réappropriation citoyenne
Plusieurs projets québécois ont émergé sous la forme d’espaces collectifs gérés de manière autonome par les citoyens. Le Bâtiment 7 à Montréal est un exemple frappant. Situé dans le quartier de Pointe-Saint-Charles, cet ancien site industriel a été repris par un collectif citoyen après un long combat contre un projet de développement privé. Aujourd’hui, le lieu accueille un marché solidaire, un atelier de fabrication, des espaces culturels et un incubateur d’entreprises sociales, dans une logique de gestion horizontale et d’autonomie par rapport aux pouvoirs publics.
Dans une approche différente, plusieurs écocentres et jardins communautaires au Québec fonctionnent avec une implication forte des citoyens, qui assurent eux-mêmes la gestion des lieux. Par exemple, les jardins nourriciers de Gatineau ou les jardins communautaires de Montréal offrent aux habitants un espace de culture géré collectivement, avec un minimum d’intervention institutionnelle. Ces projets montrent que la gestion d’espaces collectifs peut être pensée en dehors du cadre strictement municipal, avec des citoyens impliqués à la fois dans l’aménagement, l’entretien et la définition des règles de fonctionnement.
Services publics et infrastructures locales : l’auto-gestion des lieux de proximité
Certaines bibliothèques, centres communautaires et infrastructures locales sont également gérés sous des formes proches de la maîtrise d’ouvrage citoyenne. À Montréal, la Bibliothèque DIRA, spécialisée dans les publications anarchistes et militantes, fonctionne entièrement sur le mode de l’autogestion par ses membres, sans subvention municipale. Ce modèle de gestion par la communauté illustre une capacité d’initiative locale sans dépendance directe aux institutions.
Dans d’autres cas, des citoyens ont repris en main des services laissés vacants par l’administration. Au Québec, certaines épiceries solidaires et frigos communautaires (comme ceux du mouvement La Transformerie à Montréal) montrent que des services de première nécessité peuvent être pris en charge directement par des citoyens organisés en coopérative ou en association, avec un soutien limité des autorités publiques.
Vers un modèle québécois de maîtrise d’ouvrage citoyenne ?
Bien que le terme de maîtrise d’ouvrage citoyenne ne soit pas encore structuré comme un concept dans le contexte québécois, ces initiatives démontrent que la gestion autonome de projets collectifs par les citoyens s’inscrit déjà dans les pratiques locales. Elles posent les mêmes questions que les expériences européennes : comment assurer la pérennité financière de ces initiatives sans qu’elles deviennent dépendantes des subventions publiques ? Comment éviter qu’elles ne renforcent des inégalités en ne bénéficiant qu’aux groupes déjà bien organisés ? Jusqu’où l’État doit-il intervenir pour accompagner ces dynamiques sans en reprendre le contrôle ?
L’étude de ces initiatives québécoises, en regard de celles observées en France et en Europe, permet de nourrir une réflexion plus large sur la transformation de la gouvernance publique et sur les nouveaux modèles de participation qui émergent à travers le monde.
Les ruelles vertes : un modèle d’appropriation citoyenne de l’espace public
Les ruelles vertes constituent l’un des exemples les plus emblématiques de réappropriation citoyenne de l’espace public au Québec. Ce programme, né à Montréal dans les années 1990, repose sur une logique où les citoyens prennent en charge l’aménagement et la gestion d’espaces urbains délaissés, en partenariat avec la municipalité.
À l’origine, ces ruelles étaient souvent des lieux peu entretenus, servant de raccourcis ou de stationnements informels. Progressivement, des collectifs de citoyens ont commencé à végétaliser ces espaces, à les aménager en lieux de rencontre et à en faire des lieux de biodiversité en pleine ville. Ce mouvement a pris une ampleur telle que la Ville de Montréal a fini par institutionnaliser le programme, mettant en place un cadre qui permet aux habitants de proposer eux-mêmes des projets et d’obtenir un appui technique et financier pour les réaliser.
L’un des aspects intéressants des ruelles vertes est leur mode de gouvernance. Contrairement aux projets d’aménagement classiques, où la municipalité reste entièrement responsable de la planification et de l’entretien, ces espaces sont gérés en co-responsabilité avec les citoyens. Ce sont les résidents eux-mêmes qui définissent l’usage des lieux, assurent leur entretien et organisent des événements communautaires pour animer la vie locale. En retour, la Ville accompagne ces initiatives en fournissant des ressources et en encadrant certaines règles d’aménagement.
L’essor des ruelles vertes montre qu’il est possible de repenser l’aménagement urbain en sortant d’une logique descendante pour aller vers une gestion plus collaborative. En donnant aux habitants un rôle actif dans la transformation de leur cadre de vie, ce modèle rapproche la maîtrise d’ouvrage citoyenne d’un urbanisme plus participatif et inclusif. Il illustre également un équilibre entre autonomie et soutien institutionnel, où la municipalité agit comme facilitatrice sans imposer un cadre rigide.
Ce modèle, qui a essaimé dans plusieurs quartiers de Montréal et dans d’autres villes du Québec, pose des questions similaires aux autres formes de maîtrise d’ouvrage citoyenne. Comment assurer la pérennité de ces aménagements dans le temps lorsque l’initiative repose sur un engagement bénévole ? Quels mécanismes permettent d’éviter que ces projets ne profitent qu’aux quartiers les plus mobilisés, creusant ainsi des inégalités territoriales ? Ces interrogations, au cœur des débats sur la gouvernance urbaine, montrent que les ruelles vertes ne sont pas qu’un simple embellissement de l’espace public, mais bien un laboratoire pour repenser la gestion des villes à l’échelle locale.
En France : des formes émergentes de maîtrise d’ouvrage citoyenne
- Les habitats participatifs : ces projets d’habitat collectif, portés directement par des groupes d’habitants, permettent de concevoir, financer et gérer des logements en dehors des promoteurs classiques (Tummers, 2017). Strasbourg est une ville pionnière en la matière, avec plusieurs opérations d’habitat participatif soutenues par la municipalité.
- Les espaces autogérés : de nombreuses friches urbaines ont été transformées en lieux de vie et de culture sous gestion citoyenne, comme les Grands Voisins à Paris ou la Friche Belle de Mai à Marseille.
- Les jardins partagés et espaces verts gérés par les habitants : des expérimentations existent dans plusieurs villes françaises où les habitants s’organisent pour entretenir des parcs ou créer des espaces végétalisés (Dubois & Sauvé, 2020).
À l’international : modèles inspirants et expérimentations avancées
- Les Community Land Trusts (CLT) aux États-Unis et en Belgique : ces dispositifs permettent aux citoyens de gérer collectivement le foncier, garantissant un accès équitable au logement en dehors des logiques spéculatives (Davis, 2010). Bruxelles a notamment adopté ce modèle pour favoriser le logement abordable.
- Les projets d’urbanisme participatif à Barcelone et Bologne :
- À Barcelone, la mairie encourage la réappropriation d’espaces publics par des collectifs de citoyens, dans une logique de gouvernance partagée (Ajuntament de Barcelona, 2018).
- À Bologne, un modèle de pactes de collaboration entre citoyens et municipalité permet aux habitants de prendre en charge la gestion de certains équipements collectifs (Bovaird & Löffler, 2012).
- Les coopératives énergétiques citoyennes en Allemagne et aux Pays-Bas : ces initiatives montrent que la MOC peut s’étendre à des infrastructures plus complexes, comme la production d’énergie renouvelable sous gouvernance citoyenne (Seyfang et al., 2013).
Comment ces expériences redéfinissent le rôle de l’État et des collectivités locales ?
L’essor de la maîtrise d’ouvrage citoyenne illustre une mutation plus large dans la manière dont les politiques publiques sont conçues et mises en œuvre. Il ne s’agit plus seulement pour l’État d’imposer une trajectoire d’action, mais d’accompagner des dynamiques émergentes sans les contrôler.
L’évolution de la maîtrise d’ouvrage citoyenne s’accompagne d’une transformation du rôle de l’administration, qui ne se limite plus à déléguer ou à réguler, mais s’oriente davantage vers une posture de facilitation. Loin d’un simple transfert de responsabilité, cette dynamique repose sur l’accompagnement des initiatives citoyennes, dans une logique où l’État soutient sans contrôler totalement (Bherer et al., 2017). Cette reconfiguration s’accompagne aussi d’une redéfinition des légitimités. L’expertise technique et administrative, longtemps considérée comme la référence incontestable dans la conduite des projets publics, est désormais complétée par une expertise d’usage portée par les citoyens eux-mêmes, qui revendiquent une forme de légitimité issue de leur implication directe (Blondiaux & Fourniau, 2011). Cette transformation ne va cependant pas sans poser des questions sur la répartition des responsabilités. L’administration doit apprendre à partager certaines missions avec des collectifs citoyens, tout en garantissant que ces initiatives restent alignées avec l’intérêt général et ne deviennent pas le privilège de quelques groupes disposant déjà d’un capital social et politique plus fort (Emerson et al., 2012).
Ces évolutions ouvrent des questionnements essentiels : jusqu’où l’État peut-il s’effacer sans renoncer à son rôle ? Quelle articulation entre autonomie citoyenne et cadre réglementaire ? Comment éviter que ces modèles ne reproduisent des formes d’exclusion en ne bénéficiant qu’aux groupes déjà dotés en ressources et en capital social (Purcell, 2006) ?
Ces interrogations nous amènent à analyser plus concrètement l’exemple des foyers du Cours Saint-Louis à Strasbourg, une expérimentation qui permet d’observer ces dynamiques à l’œuvre dans un cadre local.
Étude de cas : les foyers du Cours Saint-Louis à Strasbourg

L’histoire des foyers du Cours Saint-Louis à la Robertsau est d’abord celle d’une lutte. Pendant des années, des habitants se sont mobilisés contre un projet de promotion immobilière porté par l’ancienne majorité municipale et le diocèse, qui prévoyait la démolition du site au profit de tours d’immeubles. Ce conflit s’inscrivait dans un contexte juridique spécifique, marqué par les particularités du droit en Alsace-Moselle en matière de séparation entre l’Église et l’État, rendant le cadre de négociation plus complexe.
Au-delà de l’opposition à un projet d’urbanisation jugé incompatible avec le patrimoine et l’histoire maraîchère de la Robertsau, cette mobilisation a posé une question plus large : quelle place accorder aux citoyens dans la définition et la gestion des espaces collectifs ? À travers ce combat, les habitants n’ont pas seulement cherché à préserver un site, mais ont ouvert la voie à une autre manière de concevoir l’aménagement urbain, fondée sur une maîtrise d’ouvrage citoyenne.
Un espace géré en maîtrise d’ouvrage citoyenne

Aujourd’hui, les foyers du Cours Saint-Louis incarnent un modèle de gouvernance horizontal, où la gestion du site est assurée par les habitants eux-mêmes. La municipalité de Strasbourg a joué un rôle de soutien en facilitant le processus, en mettant en place des dispositifs de concertation et en cadrant certains aspects du projet, mais sans en conserver la maîtrise. Contrairement à une démarche classique de délégation, où la collectivité reste décisionnaire, cette initiative repose sur un transfert effectif de responsabilité vers les citoyens, qui ont défini les usages, structuré le financement et mis en place une organisation autonome pour assurer la gestion quotidienne du lieu.
Le projet s’est structuré progressivement à travers une série d’étapes de concertation et d’expérimentation. Dès le départ, la municipalité a fixé trois principes : ne pas créer un nouveau parking, concevoir un espace végétalisé et convivial, et garantir un aménagement à coût raisonnable. À partir de ce cadre minimal, un processus de co-conception s’est mis en place, impliquant des sociologues de l’agence Repérage Urbain et un groupe de citoyens issus de l’assemblée de quartier.
Les phases de discussion ont permis de faire émerger différentes propositions, qui ont été affinées au fil des consultations. Des ateliers, des kermesses participatives et des assemblées délibératives ont jalonné le projet, illustrant un mode de gouvernance fondé sur l’expérimentation et l’ajustement progressif des décisions en fonction des retours des habitants.
Une rencontre avec les acteurs du projet

Les témoignages des citoyens impliqués révèlent un engagement fort et une volonté de s’approprier collectivement un espace qui, sans cela, aurait pu être absorbé par des logiques strictement marchandes ou administratives. Pour beaucoup, la participation à ce projet ne se limite pas à une simple consultation, mais marque un passage à l’action dans la fabrique de la ville. Certains soulignent l’importance d’avoir pu dépasser une logique d’opposition pour construire un projet alternatif viable, qui démontre la capacité des citoyens à gérer eux-mêmes un espace public.
Cette expérience a également redéfini la perception des légitimités en présence. L’administration, traditionnellement dépositaire de l’expertise technique et de la gestion des biens publics, a dû reconnaître la valeur d’une expertise d’usage portée par les habitants. Ces derniers, à travers leur implication, ont acquis une connaissance fine du site et de ses potentialités, tout en développant des compétences en gestion de projet et en animation collective.
Les tensions et les limites du modèle
Ce type de gouvernance soulève néanmoins des défis. La question de la responsabilité légale reste un enjeu majeur, notamment en matière d’entretien, d’assurance et de sécurité. La question du financement est également un point de vigilance, car l’autonomie citoyenne ne signifie pas nécessairement une capacité à mobiliser des ressources suffisantes pour garantir la pérennité du projet. Enfin, l’articulation avec la puissance publique demeure un point sensible : jusqu’où l’administration peut-elle accompagner sans intervenir ? Comment éviter que de telles initiatives ne bénéficient qu’aux groupes les plus organisés, laissant de côté les habitants moins familiers avec ces processus ?
Premiers enseignements
L’expérience des foyers du Cours Saint-Louis démontre qu’un autre rapport entre citoyens et administration est possible. Loin d’être une simple alternative à la gestion publique traditionnelle, la maîtrise d’ouvrage citoyenne introduit une hybridation des rôles. Le citoyen devient maître d’ouvrage, responsable du projet et de sa mise en œuvre, tandis que la collectivité adopte une posture de facilitatrice, assurant un cadre sans imposer de direction.
Ce modèle n’est pas sans limites, mais il ouvre des perspectives sur de nouvelles formes de gouvernance urbaine, où la gestion des espaces publics peut être co-construite avec ceux qui les font vivre. En ce sens, il interroge en profondeur la manière dont l’action publique peut évoluer pour mieux intégrer les initiatives citoyennes sans perdre de vue les impératifs d’équité et d’intérêt général.
Recomposition des légitimités et implications pour l’administration publique
L’émergence de la maîtrise d’ouvrage citoyenne modifie en profondeur les équilibres traditionnels entre administration et société civile en introduisant une redistribution des rôles et des responsabilités. Ce modèle ne se contente pas d’ouvrir des espaces de participation citoyenne, il reconfigure la manière dont les décisions publiques sont prises et mises en œuvre.
Déplacement des frontières entre expertise et citoyenneté
L’action publique s’est historiquement construite sur une expertise technique et administrative, reposant sur la professionnalisation des fonctions publiques et la structuration d’un appareil bureaucratique garant de l’intérêt général (Weber, 1922). L’État et les collectivités territoriales ont développé des compétences spécialisées dans l’aménagement, la gestion des infrastructures et la mise en œuvre des politiques publiques, légitimant leur rôle central dans la conduite des projets.
La maîtrise d’ouvrage citoyenne remet en cause cette structuration en valorisant une expertise d’usage, fondée sur la connaissance directe des besoins et des dynamiques locales. Plutôt que de considérer les citoyens comme de simples bénéficiaires des services publics, ce modèle reconnaît leur capacité à initier et à porter des projets de manière autonome. Cette transformation s’inscrit dans les travaux sur la démocratie participative, qui insistent sur la nécessité d’élargir les formes de légitimité au-delà de l’expertise institutionnelle (Fung, 2006). Elle rejoint également les recherches sur la coproduction des services publics, qui mettent en évidence la complémentarité entre les savoirs citoyens et les savoirs administratifs dans la construction de solutions adaptées aux réalités locales (Ostrom, 1996).
Cette recomposition des légitimités introduit néanmoins des tensions. L’expertise d’usage, bien que précieuse, ne remplace pas l’expertise technique et administrative nécessaire à la mise en conformité réglementaire des projets. La question de l’équilibre entre ces différentes formes de légitimité devient alors centrale : comment articuler une gouvernance qui reconnaît la capacité d’agir des citoyens tout en maintenant des garanties de faisabilité, d’inclusion et de viabilité sur le long terme ?
Quels impacts sur les processus décisionnels ?
L’introduction de la maîtrise d’ouvrage citoyenne réduit la verticalité des décisions et favorise une logique de négociation entre acteurs. Contrairement aux processus institutionnels classiques, où l’administration détient l’initiative et impose le cadre d’action, ce modèle repose sur une dynamique où les citoyens prennent l’initiative et où la collectivité ajuste son rôle en fonction des besoins identifiés.
Cette transition oblige l’administration à repenser son mode d’intervention. Plutôt que de piloter, elle doit apprendre à accompagner, ce qui implique un changement profond dans les compétences mobilisées par les agents publics. L’enjeu n’est plus seulement d’assurer la gestion d’un projet, mais de faciliter des dynamiques collectives, de créer des conditions favorables à l’émergence d’initiatives locales et de veiller à ce que les intérêts divergents puissent être conciliés dans un cadre équitable.
Cette redistribution des responsabilités pose des défis juridiques et institutionnels. Le cadre réglementaire des marchés publics, par exemple, est conçu pour des maîtrises d’ouvrage institutionnelles et peine à intégrer des formes hybrides de gouvernance (Lascoumes & Le Galès, 2004). De même, la question de la responsabilité en cas de litige ou de défaillance du projet reste souvent floue lorsque l’administration ne détient plus la maîtrise. Dans ce contexte, des ajustements sont nécessaires pour permettre à ces modèles de se développer sans entrer en contradiction avec les principes fondamentaux de l’action publique.
Vers une nouvelle grammaire de l’action publique ?
L’essor de la maîtrise d’ouvrage citoyenne illustre une évolution vers un modèle de gouvernance plus polycentrique, où la décision publique n’émane plus uniquement des institutions mais résulte d’une négociation entre une diversité d’acteurs (Ostrom, 2010). Cette approche remet en question le rôle traditionnel des élus et des administrateurs. Sont-ils encore les garants exclusifs de l’intérêt général ou doivent-ils se positionner en médiateurs entre différentes légitimités concurrentes ? Cette interrogation renvoie aux travaux sur la gouvernance collaborative, qui soulignent la nécessité pour les institutions de se repositionner dans un rôle d’arbitre et de facilitateur plutôt que d’unique décideur (Ansell & Gash, 2008).
Ce modèle n’est pas limité aux seuls projets urbains. Il peut s’étendre à d’autres domaines tels que la culture, où des équipements publics sont gérés de manière coopérative par des collectifs d’usagers, ou encore aux services publics de proximité, où certaines initiatives communautaires prennent en charge des missions traditionnellement assumées par les administrations locales. Ces expérimentations soulèvent des enjeux majeurs quant à l’avenir de l’action publique. Jusqu’où l’État et les collectivités doivent-ils accompagner ces dynamiques sans renoncer à leur rôle de garant des valeurs républicaines et de l’équité territoriale ?
Ces questions méritent d’être approfondies, car elles dessinent les contours d’une transformation durable de la manière dont les politiques publiques sont pensées et mises en œuvre. La maîtrise d’ouvrage citoyenne, loin d’être un simple phénomène marginal, apparaît ainsi comme un révélateur des mutations en cours dans l’administration et la gouvernance des territoires.
Conclusion
L’expérience des foyers du Cours Saint-Louis et l’analyse plus large de la maîtrise d’ouvrage citoyenne montrent que ce modèle ne constitue ni une alternative à l’administration ni une forme de désengagement de l’action publique. Loin de nier le rôle de l’État et des collectivités, il en redéfinit plutôt les contours, en introduisant une relation plus horizontale entre institutions et citoyens. Cette dynamique, qui a pu susciter une certaine méfiance initiale, se révèle en réalité comme une opportunité pour enrichir la gouvernance publique, en y intégrant de nouvelles formes de légitimité et en valorisant l’expertise d’usage aux côtés de l’expertise administrative et technique.
L’un des enjeux majeurs reste toutefois de définir un cadre permettant l’autonomie des citoyens tout en maintenant les exigences fondamentales du service public. L’administration ne peut pas se contenter d’un simple rôle d’observateur ; elle doit jouer un rôle de facilitateur, veillant à ce que ces initiatives respectent les principes d’équité, d’accessibilité et de durabilité. Cette nécessité pose la question d’un accompagnement institutionnel qui ne soit ni une tutelle restrictive ni un abandon de responsabilité, mais un soutien structurant adapté aux réalités locales et aux besoins des citoyens.
Pour aller plus loin, ces expériences doivent être mieux documentées et analysées afin d’en tirer des enseignements pour l’action publique. Il ne s’agit pas seulement de recenser des cas isolés, mais d’identifier les conditions de réussite et les limites de ces démarches pour les inscrire dans une réflexion plus large sur l’évolution de la gouvernance locale. La maîtrise d’ouvrage citoyenne n’est pas une solution universelle, mais elle ouvre des perspectives précieuses pour concevoir une administration plus ouverte, adaptable et capable de répondre aux enjeux contemporains avec des outils renouvelés.
Je tiens enfin à exprimer ma reconnaissance à Marc Hoffsess, aux habitants impliqués que j’ai eu le plaisir de rencontrer, ainsi qu’à la direction de Territoire Robertsau et la direction Transitions énergie climat pour le temps qu’ils m’ont accordé et la richesse des échanges. Ces moments sont précieux, car ils m’amènent à prendre du recul et à repenser l’administration sous de nouvelles perspectives, en interrogeant les équilibres entre institutions et initiatives citoyennes.
Références
- Ajuntament de Barcelona (2018). Pla de barris: Governança participativa i transformació urbana.
- Baiocchi, G., & Ganuza, E. (2017). Popular Democracy: The Paradox of Participation. Stanford University Press.
- Bherer, L., Gauthier, M., & Simard, L. (2016). Autonomie citoyenne et gouvernance municipale : tensions et complémentarités. Presses de l’Université de Montréal.
- Blondiaux, L., & Fourniau, J.-M. (2011). Un bilan des recherches sur la participation du public en démocratie. Revue française de science politique, 61(1), 1-30.
- Bovaird, T., & Löffler, E. (2012). From engagement to co-production: The contribution of users and communities to outcomes and public value. International Journal of Voluntary and Nonprofit Organizations, 23(4), 1119-1138.
- Davis, J. E. (2010). The Community Land Trust Reader. Lincoln Institute of Land Policy.
- Dubois, C., & Sauvé, L. (2020). Espaces verts et participation citoyenne. L’Harmattan.
- Emerson, K., Nabatchi, T., & Balogh, S. (2012). An integrative framework for collaborative governance. Journal of Public Administration Research and Theory, 22(1), 1-29.
- Seyfang, G., Park, J. J., & Smith, A. (2013). A thousand flowers blooming? Energy Policy, 61, 371-385.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sebastien KEIFF (18 mars 2025). La maîtrise d’ouvrage citoyenne : repenser l’administration à l’épreuve du terrain (étude de cas sur les Cours du Foyer St Louis à Strasbourg). Le blog du papa chercheur. Consulté le 13 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13idc