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Herbert Simon et Gareth Morgan: deux regards croisés sur les enjeux de l’administration publique d’aujourd’hui

Dans un monde en constante évolution, marqué par des défis complexes comme la crise climatique, la digitalisation et la quête incessante d’efficacité, l’administration publique se trouve à un carrefour. Comment naviguer dans cette complexité croissante tout en maintenant des services publics efficaces et responsables ? Ce sont des questions qui requièrent une réflexion profonde, et il serait avisé de se tourner vers les penseurs qui ont marqué le domaine de la gestion et de l’administration publique pour y trouver des réponses.

Crédit photo libre :  Fernando @cferdophotography

Herbert Simon et Gareth Morgan sont deux figures emblématiques dans ce domaine, chacun ayant apporté une contribution significative à notre compréhension des organisations et de la prise de décision. Simon, avec notamment son approche de la “rationalité limitée,” nous a aidé à comprendre les défis de la prise de décision dans un environnement complexe. Morgan, de son côté, grâce à ses métaphores sur l’organisation, a enrichi notre compréhension des dynamiques internes des institutions.

L’objectif de ce billet est donc de faire dialoguer les idées de ces deux grands théoriciens. En mettant en perspective leurs visions respectives, nous chercherons à comprendre les enjeux contemporains qui façonnent l’administration publique d’aujourd’hui. Nous verrons comment leurs théories peuvent être appliquées, contrastées, ou même fusionnées pour offrir des solutions innovantes aux défis auxquels les administrateurs publics sont confrontés dans notre époque complexe.

Partie 1: Herbert Simon et la rationalité dans l’administration

Le concept de “rationalité limitée”

Herbert Simon, économiste et psychologue, a introduit le concept de “rationalité limitée” pour expliquer comment les individus prennent des décisions dans des situations complexes. Selon Simon, les êtres humains ne sont pas parfaitement rationnels ; ils font des choix basés sur une compréhension incomplète de la situation et une capacité limitée à analyser toutes les options disponibles. Au lieu de maximiser les bénéfices, les individus cherchent plutôt à “satisficing”, c’est-à-dire à trouver une solution qui est “assez bonne” compte tenu des contraintes de temps, d’information et de ressources.

Simon et la prise de décision dans l’administration publique

Dans le contexte de l’administration publique, cette notion de rationalité limitée est particulièrement pertinente. Les administrateurs sont souvent confrontés à des dilemmes complexes qui nécessitent des décisions rapides et informées, tout en jonglant avec des contraintes budgétaires, légales, et sociopolitiques. Simon suppose que, pour naviguer dans ce labyrinthe, les décideurs publics utilisent des “heuristiques” ou des règles empiriques qui simplifient le processus de prise de décision.

Relevance pour les enjeux actuels: efficacité, responsabilité, etc.

La théorie de Simon sur la rationalité limitée n’a jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui, à une époque où les enjeux publics sont marqués par une complexité et une incertitude accrues. L’efficacité est une préoccupation centrale, car les ressources sont limitées et les besoins sont grands. La notion de “satisficing” nous permet de réfléchir à la manière dont nous pouvons atteindre des objectifs réalistes sans nous épuiser à la recherche de la “solution parfaite” qui n’existe pas toujours.

De plus, la rationalité limitée nous rappelle également l’importance de la responsabilité dans la gestion publique. Dans un monde complexe, la prise de décision doit être transparente et justifiable. Elle soulève des questions éthiques sur la manière dont les décisions sont prises et les ressources sont allouées, ce qui incite à une plus grande vigilance en matière de gouvernance et de contrôle.

Partie 2: Gareth Morgan et les métaphores de l’organisation

Les organisations comme des machines, des organismes, des cerveaux, etc.

Gareth Morgan, un éminent sociologue et chercheur en management, a exploré la façon dont les métaphores peuvent éclairer notre compréhension des organisations. Dans son livre influent, “Images de l’Organisation”, il examine plusieurs métaphores comme les organisations étant des machines, des organismes vivants, ou même des cerveaux. Ces métaphores ne sont pas seulement des façons imaginatives de voir les choses; elles façonnent également la manière dont les gestionnaires et les employés interagissent au sein de ces organisations.

Comment ces métaphores influencent la gestion de l’administration publique

Dans le cadre de l’administration publique, ces métaphores peuvent offrir des perspectives très diverses. Si une organisation est perçue comme une machine, l’efficacité et la productivité deviennent les objectifs primordiaux. Si elle est vue comme un organisme, alors l’adaptabilité et le bien-être des employés prennent une place centrale. Et si elle est considérée comme un cerveau, la créativité et l’apprentissage continus deviennent les priorités. Chaque métaphore met l’accent sur certains aspects tout en en occultant d’autres, influençant ainsi la gestion et la prise de décisions.

Relevance pour les enjeux actuels: flexibilité, adaptabilité, culture organisationnelle

À une époque où l’administration publique est confrontée à des défis sans précédent comme la digitalisation, les crises sanitaires et les tensions sociales, les métaphores de Morgan nous permettent d’explorer des approches flexibles et adaptatives de la gestion. Elles invitent à réfléchir sur la culture organisationnelle, qui est souvent un facteur déterminant dans la réussite ou l’échec des politiques publiques.

Par exemple, une administration qui adopte la métaphore de “l’organisation comme cerveau” sera probablement plus ouverte à l’innovation et à la collaboration interdisciplinaire. D’un autre côté, si une administration se voit comme une machine, elle peut manquer de la flexibilité nécessaire pour s’adapter aux changements rapides de notre époque.

Partie 3: points de convergence et de divergence

Rationalité vs. Complexité

Herbert Simon souligne la nécessité de la rationalité en milieu professionnel, bien qu’il admette que celle-ci est souvent limitée par des facteurs tels que le manque d’information ou les contraintes temporelles. Gareth Morgan, lui, embrasse la complexité en proposant diverses métaphores pour la comprendre. On pourrait imaginer que ces deux approches se complètent plutôt que s’opposent. En effet, la notion de “rationalité limitée” de Simon pourrait être interprétée comme une acceptation implicite de la complexité que Morgan met en avant. Ainsi, la rationalité, selon Simon, devient un outil pour naviguer dans la complexité que Morgan décrit.

Efficacité vs. Adaptabilité

Simon est orienté vers l’efficacité et la prise de décision “rationnelle” qui en découle. Il suggère que l’efficacité est maximisée lorsque des systèmes ou des personnes fonctionnent selon des règles prédéfinies et des paramètres stricts. Morgan, d’autre part, prône l’adaptabilité en suggérant que les organisations doivent être capables de changer de “lunettes” pour voir les problèmes sous différents angles. En fait, l’efficacité de Simon pourrait être considérée comme une forme de “stabilité” qui pourrait bénéficier de l'”adaptabilité” de Morgan. Une organisation pourrait avoir besoin de structures efficaces et bien définies pour fonctionner, mais aussi de la flexibilité pour s’adapter et évoluer.

Centralisation vs. Décentralisation

Simon voit la centralisation comme un moyen de coordonner les activités de manière rationnelle et efficace. Morgan, quant à lui, encourage les organisations à envisager des structures plus décentralisées, en insinuant que cela favorise une réponse plus adaptative aux problèmes. Le point d’équilibre ici pourrait être une sorte de “centralisation adaptative”, où les structures centrales existeraient principalement pour coordonner et faciliter des réponses plus adaptatives aux niveaux inférieurs de l’organisation.

Partie 4: dialogues sur les enjeux contemporains

La Gestion de la Crise (Pandémie, Changement Climatique)

Envisageons un scénario de crise contemporaine, comme une pandémie ou une catastrophe environnementale due au changement climatique. Si Herbert Simon était consultant en cette époque agitée, il n’aborderait pas le problème comme un casse-tête à résoudre dans une optique de rationalité parfaite. Au contraire, il mettrait l’accent sur la “rationalité limitée”, plaidant pour des solutions “satisfaisantes” qui sont à la fois pragmatiques et adaptatives. Il proposerait un plan bien structuré, mais qui reconnaît les limites cognitives et informationnelles des décideurs. Simon insisterait sur des systèmes qui permettent une réaction rapide et des ajustements continus, tout en tenant compte des nouvelles informations et des circonstances changeantes.

Gareth Morgan, de son côté, mettrait en avant l’importance de la flexibilité organisationnelle. Imaginez-le comparant la gestion de crise à la navigation en eaux troubles : une approche rigide équivaudrait à un bateau qui chavire à la première grande vague. Morgan prônerait pour des structures organisationnelles qui sont capables de s’adapter et de réagir aux défis en temps réel, tout comme un surfeur ajuste sa trajectoire en fonction des vagues changeantes.

Alors, comment pourrait-on marier ces deux visions ? En pratique, cela pourrait se traduire par une équipe d’intervention en crise “agile”, qui combine des éléments de planification minutieuse à la Simon avec une capacité à pivoter rapidement à la Morgan. Cette équipe aurait un plan initial mais flexible, prêt à être modifié en réponse à de nouvelles données ou à des événements imprévus. On parlerait donc d’un “plan d’adaptation”, qui allie le pragmatisme et la reconnaissance des limites humaines de Simon avec la réactivité et la flexibilité prônées par Morgan. Ce serait une alliance de la rationalité et de l’adaptabilité, permettant une intervention en crise qui est à la fois réfléchie et agile.

La Digitalisation de l’Administration

Si Herbert Simon était là pour conseiller sur la digitalisation de l’administration publique, il serait probablement ravi par les opportunités qu’offre l’intelligence artificielle pour optimiser la prise de décision et rationaliser les processus. Étant l’un des pionniers de la recherche sur l’intelligence artificielle, Simon plaiderait en faveur du recours à ces technologies pour minimiser les erreurs humaines et pour rationaliser les opérations. Il verrait en chaque algorithme une chance de se rapprocher de décisions “satisfaisantes” dans un monde d’informations incomplètes et de ressources limitées.

D’un autre côté, Gareth Morgan vous dirait de prendre du recul et de considérer ce que cette digitalisation fait à la dimension humaine de l’organisation. Pour Morgan, une administration publique n’est pas qu’une machine à optimiser, mais aussi un “organisme” complexe doté de sa propre culture et identité. Une mise en œuvre aveugle de la technologie pourrait, selon lui, déshumaniser le lieu de travail, dégrader la culture organisationnelle et rendre les employés aliénés ou mécontents.

Alors, comment concilier ces deux points de vue? Le point médian pourrait être une approche hybride qui intègre la technologie tout en restant conscient de son impact humain. Imaginons un système de gestion de l’administration qui utilise l’IA pour automatiser certaines tâches répétitives, mais qui conserve également des espaces pour l’interaction humaine et la prise de décision créative. Ce système serait configuré pour s’ajuster en fonction de feedbacks réguliers, tant en termes d’efficacité opérationnelle que de satisfaction des employés.

La Responsabilité Sociale et Environnementale

Pour Herbert Simon, la question de la responsabilité sociale et environnementale serait examinée à travers le prisme de la rationalité à long terme. Dans son esprit, une organisation qui néglige ses responsabilités sociales ou environnementales compromet sa propre viabilité à long terme. Ce n’est pas simplement une question d’éthique, mais une considération pragmatique : une mauvaise réputation peut coûter cher en termes de sanctions légales, de boycotts des consommateurs ou de perte de talents. Ainsi, pour Simon, intégrer des pratiques sociales et environnementales responsables dans la stratégie organisationnelle est un choix rationnel qui minimise les risques et optimise les bénéfices à long terme.

De son côté, Gareth Morgan nous inciterait à considérer les organisations comme des “organismes” intégrés dans un écosystème plus vaste. Selon lui, une organisation ne peut pas être gérée efficacement si on ignore son impact sur l’environnement naturel et social. Morgan plaiderait pour une vision holistique de la gestion, où l’organisation prend des décisions en tenant compte non seulement de ses propres besoins mais aussi de ceux de la communauté et de la planète. Pour lui, c’est une question de viabilité à long terme, mais aussi de justice et d’équité.

Alors, comment ces deux perspectives pourraient-elles s’articuler dans la pratique ? Une organisation pourrait adopter une politique de responsabilité sociale et environnementale qui reflète à la fois l’approche rationnelle de Simon et la perspective écosystémique de Morgan. Des indicateurs de performance pourraient être développés pour évaluer l’efficacité de l’organisation dans la réalisation de ses objectifs sociaux et environnementaux. Ces indicateurs seraient suivis aussi rigoureusement que les indicateurs financiers. Par ailleurs, des mécanismes seraient mis en place pour évaluer et ajuster les impacts sociaux et environnementaux de l’organisation, avec une attention particulière portée à l’engagement des parties prenantes et à la transparence.

L’Inclusion et la Diversité

Si Herbert Simon devait examiner la question de l’inclusion et de la diversité, il le ferait probablement du point de vue de la “rationalité organisationnelle”. Simon mettrait en avant des recherches montrant que la diversité d’opinions et de compétences améliore la prise de décision collective. Selon lui, une organisation qui néglige ces aspects limite son propre potentiel en termes d’efficacité et de résolution de problèmes. Il soutiendrait que la diversité est une variable clé pour enrichir la qualité des solutions disponibles, rendant l’organisation plus compétitive et rationnelle à long terme.

Gareth Morgan, d’autre part, aborderait la diversité et l’inclusion comme des moyens de briser les structures hiérarchiques rigides et de favoriser une culture organisationnelle plus organique et adaptable. Dans sa vision, un environnement inclusif encourage la libre circulation des idées, ce qui peut provoquer l’innovation et permettre à l’organisation de mieux s’adapter aux changements. Il verrait la diversité non seulement comme une question éthique mais aussi comme un impératif stratégique pour toute organisation qui aspire à être agile et résiliente face aux défis complexes de notre époque.

Comment ces deux vues pourraient-elles être intégrées dans une politique organisationnelle ? L’idéal serait une organisation qui perçoit l’inclusion et la diversité comme des moteurs à la fois de l’efficacité et de l’adaptabilité. Des politiques pourraient être mises en place pour favoriser le recrutement et l’avancement de personnes issues de groupes sous-représentés. Mais ce ne serait pas tout. On pourrait aussi mettre en place des programmes de formation continue pour éduquer l’ensemble du personnel sur l’importance de l’inclusion et des biais inconscients, ainsi que des forums ouverts où les employés peuvent partager leurs expériences et perspectives diverses.

Dans ce modèle, les aspects pragmatiques soulignés par Simon — comme l’amélioration de la prise de décision —s eraient complétés par la vision plus holistique de Morgan, qui considère la diversité comme un levier pour l’innovation et la flexibilité. Ce serait une démarche intégrée qui voit l’inclusion et la diversité non pas comme des cases à cocher, mais comme des éléments essentiels à la santé et au succès à long terme de l’organisation.

Conclusion

Il est important de souligner que ce billet est un exercice de style intellectuel visant à mettre en dialogue les idées de deux penseurs majeurs en gestion et administration publique. Bien que nous ayons pris certaines libertés dans l’interprétation et l’application de leurs théories aux enjeux contemporains, l’intention est de rendre hommage à la pertinence et à la longévité de leurs contributions. Il est évident que ces deux théoriciens, Herbert Simon et Gareth Morgan, offrent des perspectives riches qui restent pertinentes et éclairantes dans le contexte complexe et en rapide évolution de l’administration publique aujourd’hui.

Si cette approche créative trahit d’une certaine manière les nuances de leurs travaux, que ces éminents auteurs me pardonnent. L’exercice est à placer au rang de l’hommage et vise à rappeler que les idées puissantes résistent à l’épreuve du temps et continuent d’inspirer les débats contemporains.

Références :

  • Morgan, G. (1986). Images of Organization. Beverly Hills, CA: Sage Publications.
  • Morgan, G. (1997). Imaginization: New Mindsets for Seeing, Organizing, and Managing. San Francisco, CA: Berrett-Koehler Publishers.
  • Simon, H. A. (1947). Administrative Behavior. New York, NY: Free Press.
  • Simon, H. A. (1957). Models of Man: Social and Rational. New York, NY: Wiley.

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sebastien KEIFF (15 septembre 2023). Herbert Simon et Gareth Morgan: deux regards croisés sur les enjeux de l’administration publique d’aujourd’hui. Le blog du papa chercheur. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/sntn


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